Chou gras avec la chef Fisun Ercan
- 13 novembre 2019
Puis, hasard de la vie, mon amie (et chef) Isabelle Sauriol m’invite à manger pour son anniversaire à la fin septembre chez Su (le restaurant de Fisun Ercan) – « su » veut dire « eau » en langue turque - Quelle découverte! Bonheur et plaisir des sens se marient dans une fine cuisine turque faite de contrastes de goûts, textures et couleurs, où mézès, manti, fava, muhammara et autres délices méditerranéens nous attendaient, servis dans des plats tous plus jolis et originaux les uns que les autres, mettant en vedette la nourriture présentée. J’ai alors désiré mieux connaître la magnifique femme derrière ces plats succulents et ces boucles rebelles, ce que j’ai fait en ce jeudi 7 novembre alors que tombe la première neige de l’hiver.
Fisun Ercan vient de terminer un automne des plus occupés; on se demande où elle trouve le temps de tout faire.
La saison a commencé par une participation à l’émission Iron Chef Canada, de Food Network, où elle a terminé exæquo dans sa « bataille » contre le chef Rob Feenie en présentant un réel festin turc. Sa grande force lors de ce type de compétition ? « Je suis confiante, je focalise sur l’idée de trouver des solutions simples, efficaces et rapides à des problèmes, et c’est ce que j’ai fait dans les circonstances. »
En même temps, sa première saison de production horticole se terminait; sachez que ses tomates, aubergines, poivrons et autres légumes cultivés sur sa terre montérégienne ont fourni le restaurant pendant toute la saison estivale. Son jardin a donné près de 1000 kilos de tomates de différentes sortes et autres aubergines, piments, haricots, qu’elle et son équipe ont transformés de 1001 façons - séchage, déshydratation, fermentation, congélation, sauces et autres méthodes de conservation ont été faites pendant de longues heures, de soir et de nuit, tout au cours de l’automne - afin d’avoir des réserves pour la saison hivernale. Ajouter à cela son métier premier de chef propriétaire de restaurant, la maison ancestrale à rénover (tout était à refaire!), les projets de table champêtre, nous avons devant nous une femme fort occupée!
C’est son désir d’avoir sous la main les produits les plus frais possible qui l’a porté à faire ses propres légumes. « Je suis née en Turquie dans un tout petit village, non loin de la mer Égée. Nous avions accès à des ingrédients locaux et saisonniers, frais et gouteux en tout temps. C’est ce que j’ai mangé pendant toute mon enfance et mon adolescence, pour moi il était normal de consommer ce qu’il y a de plus proche, ce que le climat et la saison permettent. Lorsque j’ai commencé à cuisiner professionnellement au Québec, on me proposait du melon d’eau au mois de janvier… C’était hors de mon entendement. Que se passait-il? C’était pour moi un choc de voir tous les ingrédients disponibles à toutes les saisons. La beauté, en Turquie, c’est d’avoir accès à tout plein de produits de saison, en saison. Les hivers sont doux et apportent leurs lots de légumes verts, de feuillages et d’herbes sauvages. Les étés sont chauds et nous bénéficions d’une foule de produits méditerranéens. Il y a toujours quelque chose de frais et de local, que ce soit les mandarines, les pommes grenades ou les coings… Ici, j’étais un peu prise au dépourvu! La chose la plus fraiche l’hiver au Québec, c’est la neige! (rires) Cela m’a demandé du temps, mais peu à peu j’ai rencontré de petits producteurs locaux qui me fournissaient les aliments dont j’avais besoin pour mon restaurant. Et, un jour, mon rêve s’est réalisé : posséder une petite fermette qui me permet de produire l’essentiel des légumes qui sont à mon menu. Je suis rendue là. Il est difficile de tout faire, légumes, fruits, animaux, tout en étant chef à temps plein, donc je continue de m’approvisionner auprès de producteurs locaux pour certains produits mais pour le reste je suis autosuffisante. »
Elle me parle d’Arrivage, organisme pour qui elle a été cet été gardienne de semences et maraîchère des aubergines Diamond. Elle a aussi mis en son jardin des variétés de tomates ancestrales « J’ai récolté cet été une tomate de 800 grammes dans mon jardin, 800 grammes, tu imagines! Elle goûtait le ciel. Comme je cultive pour mes propres besoins, je n’ai pas d’inquiétude sur le plan conservation, je vais utiliser cette tomate dans la journée ou dans la semaine, et, dans le cas contraire, je vais la transformer. Je peux donc semer des légumes en ne considérant pas certains critères qui sont primordiaux en agriculture conventionnelle; la résistance au transport par exemple, ou la durée de conservation, ou encore la fragilité d’un légume ne sont pas des concepts que je prends en considération. L’argument premier est la saveur. Cela me donne la chance de produire ce que je désire. »
Puis la chef renchérit sur les pertes, car on dit que 35 % de ce qui est produit se perd. Les fameuses carottes croches qui restent dans les champs, les produits qui finissent aux poubelles car la date de péremption est dépassée… « Ce n’est pas le cas chez moi. D’abord je ne cherche pas du tout les ingrédients parfaits, je peux même demander aux producteurs de me fournir des produits plus « fatigués » que d’autres, je les achète car je sais que si je ne le fais pas ils seront perdus! Je les transforme et leur redonne un second souffle. En faits, je recherche ce qui est le plus naturel et non ce qui a une apparence parfaite. Tous les ingrédients sont comestibles à 98 %, il faut juste trouver la meilleure façon de les transformer. Depuis mon enfance je fonctionne ainsi, je n’ai jamais vu ma mère jeter des choses que ce soit les tiges des fines herbes, les feuilles de betteraves ou celles de carottes. Tout est bon pour faire un bouillon, ou encore des chips, plein de trucs quoi! Il faut être créatif et un bon recherchiste !!! Avec internet aujourd’hui on peut trouver plein d’idées et de solutions. On composte avec ce qu’on ne peut vraiment pas transformer. Jeter est un crime. »
Je lui demande si elle utilise les produits cueillis en nature, un peu à la façon de la chef Colombe St-Pierre. Elle me raconte alors les cueillettes de son enfance avec sa mère, lorsqu’elles récoltaient herbes sauvages ou autres verdures et petits fruits. « On a la version sauvage de tout dans la nature, que ce soit des épinards ou de l’oseille ou... Pour la plupart des gens, ce sont de mauvaises herbes, mais pour moi, ce sont des ingrédients. Pour l’instant cela demeure pour ma consommation personnelle, mais quand je ferai ma table champêtre (au printemps prochain 2020) et lors de mes ateliers culinaires (qui débutent le 23 novembre prochain), je m’y mettrai plus assidument. »
Fisun aimerait que les chefs et les producteurs travaillent plus souvent main dans la main, qu’ils créent des alliances. « Certains légumes sont plus compliqués à produire et je n’ai pas l’expertise pour ce faire! Si un producteur pouvait me mettre en champ ces légumes et me garantir l’exclusivité, je lui achète tout que nous avons décidé de produire ensemble! Selon moi, c’est une situation gagnante pour les deux parties. »
Je lui demande si elle a des idées pour aider à la promotion des produits du Québec, comment les fournisseurs pourraient mieux subvenir aux besoins, aux demandes de leurs clients? « Le nerf de la guerre est dans la livraison, l’accès rapide et constant aux produits dont nous avons besoin jour après jour pour réaliser les plats qui sont à notre menu. Je me fous que les tomates soient rondes ou pas, petites ou grosses, que les carottes soient croches ou non. Mais si, par exemple, on a besoin en cuisine de 20 kilos d’aubergines le mercredi, la livraison doit se faire ce jour-là. À son tour, le restaurant doit livrer la marchandise envers sa clientèle qui a certaines attentes et pour ce faire, il doit pouvoir se fier à la constance de ses fournisseurs. »
On termine cette entrevue avec mes deux questions fétiches. Si elle était un fruit, Fisun serait une pomme… grenade. « À l’extérieur la peau est dure mais l’intérieur est surprenant. J’aime beaucoup le contraste acide, sucré, juteux, croustillant de ce fruit. » Si elle était un légume, poireau elle serait. « Ce légume est sous-évalué. Une fois cuisinés, les poireaux sont tendres et gouteux, on peut les utiliser dans plusieurs recettes, et ils n’occasionnent pas beaucoup de pertes… »
Elle se sent bien ici, comme à la maison. Ce pays lui appartient. Elle en aime tout; les gens, les produits, les paysages, la culture, tout sauf l’hiver. Chère Fisun, je te souhaite d’apprivoiser doucement cette saison, raquettes aux pieds, à parcourir tes champs et ta forêt, jusqu’au printemps où le cycle de la vie que tu comprends si bien recommencera.
Eline Sağlık chef Ercan!
Propos recueillis par Isabelle Ferland
Pour fraicheurquebec.com
Le 7 novembre 2019
Fisun Ercan vient de terminer un automne des plus occupés; on se demande où elle trouve le temps de tout faire.
La saison a commencé par une participation à l’émission Iron Chef Canada, de Food Network, où elle a terminé exæquo dans sa « bataille » contre le chef Rob Feenie en présentant un réel festin turc. Sa grande force lors de ce type de compétition ? « Je suis confiante, je focalise sur l’idée de trouver des solutions simples, efficaces et rapides à des problèmes, et c’est ce que j’ai fait dans les circonstances. »
En même temps, sa première saison de production horticole se terminait; sachez que ses tomates, aubergines, poivrons et autres légumes cultivés sur sa terre montérégienne ont fourni le restaurant pendant toute la saison estivale. Son jardin a donné près de 1000 kilos de tomates de différentes sortes et autres aubergines, piments, haricots, qu’elle et son équipe ont transformés de 1001 façons - séchage, déshydratation, fermentation, congélation, sauces et autres méthodes de conservation ont été faites pendant de longues heures, de soir et de nuit, tout au cours de l’automne - afin d’avoir des réserves pour la saison hivernale. Ajouter à cela son métier premier de chef propriétaire de restaurant, la maison ancestrale à rénover (tout était à refaire!), les projets de table champêtre, nous avons devant nous une femme fort occupée!
C’est son désir d’avoir sous la main les produits les plus frais possible qui l’a porté à faire ses propres légumes. « Je suis née en Turquie dans un tout petit village, non loin de la mer Égée. Nous avions accès à des ingrédients locaux et saisonniers, frais et gouteux en tout temps. C’est ce que j’ai mangé pendant toute mon enfance et mon adolescence, pour moi il était normal de consommer ce qu’il y a de plus proche, ce que le climat et la saison permettent. Lorsque j’ai commencé à cuisiner professionnellement au Québec, on me proposait du melon d’eau au mois de janvier… C’était hors de mon entendement. Que se passait-il? C’était pour moi un choc de voir tous les ingrédients disponibles à toutes les saisons. La beauté, en Turquie, c’est d’avoir accès à tout plein de produits de saison, en saison. Les hivers sont doux et apportent leurs lots de légumes verts, de feuillages et d’herbes sauvages. Les étés sont chauds et nous bénéficions d’une foule de produits méditerranéens. Il y a toujours quelque chose de frais et de local, que ce soit les mandarines, les pommes grenades ou les coings… Ici, j’étais un peu prise au dépourvu! La chose la plus fraiche l’hiver au Québec, c’est la neige! (rires) Cela m’a demandé du temps, mais peu à peu j’ai rencontré de petits producteurs locaux qui me fournissaient les aliments dont j’avais besoin pour mon restaurant. Et, un jour, mon rêve s’est réalisé : posséder une petite fermette qui me permet de produire l’essentiel des légumes qui sont à mon menu. Je suis rendue là. Il est difficile de tout faire, légumes, fruits, animaux, tout en étant chef à temps plein, donc je continue de m’approvisionner auprès de producteurs locaux pour certains produits mais pour le reste je suis autosuffisante. »
Elle me parle d’Arrivage, organisme pour qui elle a été cet été gardienne de semences et maraîchère des aubergines Diamond. Elle a aussi mis en son jardin des variétés de tomates ancestrales « J’ai récolté cet été une tomate de 800 grammes dans mon jardin, 800 grammes, tu imagines! Elle goûtait le ciel. Comme je cultive pour mes propres besoins, je n’ai pas d’inquiétude sur le plan conservation, je vais utiliser cette tomate dans la journée ou dans la semaine, et, dans le cas contraire, je vais la transformer. Je peux donc semer des légumes en ne considérant pas certains critères qui sont primordiaux en agriculture conventionnelle; la résistance au transport par exemple, ou la durée de conservation, ou encore la fragilité d’un légume ne sont pas des concepts que je prends en considération. L’argument premier est la saveur. Cela me donne la chance de produire ce que je désire. »
Puis la chef renchérit sur les pertes, car on dit que 35 % de ce qui est produit se perd. Les fameuses carottes croches qui restent dans les champs, les produits qui finissent aux poubelles car la date de péremption est dépassée… « Ce n’est pas le cas chez moi. D’abord je ne cherche pas du tout les ingrédients parfaits, je peux même demander aux producteurs de me fournir des produits plus « fatigués » que d’autres, je les achète car je sais que si je ne le fais pas ils seront perdus! Je les transforme et leur redonne un second souffle. En faits, je recherche ce qui est le plus naturel et non ce qui a une apparence parfaite. Tous les ingrédients sont comestibles à 98 %, il faut juste trouver la meilleure façon de les transformer. Depuis mon enfance je fonctionne ainsi, je n’ai jamais vu ma mère jeter des choses que ce soit les tiges des fines herbes, les feuilles de betteraves ou celles de carottes. Tout est bon pour faire un bouillon, ou encore des chips, plein de trucs quoi! Il faut être créatif et un bon recherchiste !!! Avec internet aujourd’hui on peut trouver plein d’idées et de solutions. On composte avec ce qu’on ne peut vraiment pas transformer. Jeter est un crime. »
Je lui demande si elle utilise les produits cueillis en nature, un peu à la façon de la chef Colombe St-Pierre. Elle me raconte alors les cueillettes de son enfance avec sa mère, lorsqu’elles récoltaient herbes sauvages ou autres verdures et petits fruits. « On a la version sauvage de tout dans la nature, que ce soit des épinards ou de l’oseille ou... Pour la plupart des gens, ce sont de mauvaises herbes, mais pour moi, ce sont des ingrédients. Pour l’instant cela demeure pour ma consommation personnelle, mais quand je ferai ma table champêtre (au printemps prochain 2020) et lors de mes ateliers culinaires (qui débutent le 23 novembre prochain), je m’y mettrai plus assidument. »
Fisun aimerait que les chefs et les producteurs travaillent plus souvent main dans la main, qu’ils créent des alliances. « Certains légumes sont plus compliqués à produire et je n’ai pas l’expertise pour ce faire! Si un producteur pouvait me mettre en champ ces légumes et me garantir l’exclusivité, je lui achète tout que nous avons décidé de produire ensemble! Selon moi, c’est une situation gagnante pour les deux parties. »
Je lui demande si elle a des idées pour aider à la promotion des produits du Québec, comment les fournisseurs pourraient mieux subvenir aux besoins, aux demandes de leurs clients? « Le nerf de la guerre est dans la livraison, l’accès rapide et constant aux produits dont nous avons besoin jour après jour pour réaliser les plats qui sont à notre menu. Je me fous que les tomates soient rondes ou pas, petites ou grosses, que les carottes soient croches ou non. Mais si, par exemple, on a besoin en cuisine de 20 kilos d’aubergines le mercredi, la livraison doit se faire ce jour-là. À son tour, le restaurant doit livrer la marchandise envers sa clientèle qui a certaines attentes et pour ce faire, il doit pouvoir se fier à la constance de ses fournisseurs. »
On termine cette entrevue avec mes deux questions fétiches. Si elle était un fruit, Fisun serait une pomme… grenade. « À l’extérieur la peau est dure mais l’intérieur est surprenant. J’aime beaucoup le contraste acide, sucré, juteux, croustillant de ce fruit. » Si elle était un légume, poireau elle serait. « Ce légume est sous-évalué. Une fois cuisinés, les poireaux sont tendres et gouteux, on peut les utiliser dans plusieurs recettes, et ils n’occasionnent pas beaucoup de pertes… »
Elle se sent bien ici, comme à la maison. Ce pays lui appartient. Elle en aime tout; les gens, les produits, les paysages, la culture, tout sauf l’hiver. Chère Fisun, je te souhaite d’apprivoiser doucement cette saison, raquettes aux pieds, à parcourir tes champs et ta forêt, jusqu’au printemps où le cycle de la vie que tu comprends si bien recommencera.
Eline Sağlık chef Ercan!
Propos recueillis par Isabelle Ferland
Pour fraicheurquebec.com
Le 7 novembre 2019